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Article mis à jour le 26.09.2022

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Quand des chèvres changent le rapport au corps

Victoire Tuaillon - réalisatrice de podcasts féministes- raconte un moment de prise de conscience lors d'un WWOOF en Andalousie. "Mon corps n'est pas qu'un objet destiné au regard des autres, il est vivant, capable de faire des choses."

Un grand merci à Victoire d'avoir accepté que l'on retranscrive son beau témoignage de WWOOFing en Andalousie.


"J’ai très longtemps vécu comme si je n’avais pas de corps, ou plus exactement, dissociée. Toutes les activités physiques que je faisais, c’était toujours d’abord pour transformer mon apparence. La course pour maigrir, la nage pour dessiner mes bras. La danse pour avoir un bon maintien.

À 24 ans, après avoir passé des années à Paris a étudier dans le très chic 6e arrondissement, entourée de boutiques de pompes à 800 balles, où tout le monde semblait beau, mince, bien habillé... puis à travailler à la télé, ce qui n’avait rien arrangé à la haine que j’avais de moi-même, j’ai décidé que j’en avais assez d’être autant coupé de mon corps. Que je voulais apprendre à l’éprouver. Que j’avais besoin de faire quelque chose de mes mains. 

Mon corps n'est pas qu'un objet destiné au regard des autres

Donc j’ai décidé d’être bénévole pendant quelques mois dans une grande ferme collective. Quand je suis arrivée, c’était l’automne en Andalousie, le moment de récolter les olives. J’ai passé plusieurs semaines à transpirer, à taper sur les branches des oliviers avec un long bâton pour en faire tomber les fruits. En comprenant petit à petit comment faire bouger mes bras, mon dos, pour être plus efficace. Je m’endormais tous les muscles douloureux, pleine d’une joie inédite pour moi. Celle de me rendre compte, physiquement, peut être pour la première fois de ma vie, que mon corps n’était pas qu’un objet destiné au regard des autres. Que mon corps était vivant. Qu’il était capable de faire des choses. 

Il y a tant de façons de créer de nouvelles relations à nos corps à toutes, de se désobjectifier loin du dégout, du mépris, de la honte et de la haine de soi. Ca peut passer par l’action : déplacer des trucs lourds, grimper aux arbres, planter des clous, jardiner, péter des murs. Comprendre dans nos corps qu’on a une prise sur le monde, et donc que nous sommes des sujets. 

Quelque chose changeait dans mon corps, et donc dans mon rapport au monde

Après la récolte des olives, on m’a chargé de garder un troupeau de 120 chèvres. Tous les matins, à 6h, j’allais les traire à la main. Et puis on sortait, je devais les suivre toute la journée, faire attention qu’elles ne s’échappent pas, déplacer des grosses pierres devant les trous que les sangliers avaient creusé dans le grillage pendant la nuit. Là, j’ai découvert que j’étais capable de marcher longtemps : 6, 8h par jour. Je me souviens de ces semaines passées là, à regarder les plantes, le ciel, à écouter les insectes et les oiseaux, à toucher la terre, et à sentir que quelque chose changeait dans mon corps, et donc dans mon rapport au monde. Que je m’y sentais un peu plus reliée. 

Aimer son corps, ça peut être ça aussi : l’envisager autrement que par le prisme esthétique. S’intéresser à l’anatomie, à la physiologie. Se dire « c’est fou, non, c’est complètement miraculeux cet ensemble de nerfs, d’os, de cellule, de peau qui tiennent tout ensemble. C’est fou non, nos coeurs qui battent encore et encore comme ils l’ont fait des millions de fois depuis l’époque que nous étions que des fétus de 22 jours.  

Au milieu des montagnes, sans personnes pour me regarder, suante, ébouriffée, poilue, pas maquillée, sans soutif, le pantalon plein de terre… j’ai observé les chèvres pendant des heures. Je les adorais parce qu’elles avaient chacune leur caractère : il y avait des timides, des farceuses, des belliqueuses. Et j’adore les chèvres parce qu’elles sont malines et têtues, parce que que même à l’état sauvage, elles vivent toutes ensemble, loin des boucs. En fait, c’est peut être ma première expérience en non mixité.

Elle en a vraiment rien à faire, de quoi elle a l’air

Je les regardais brouter tranquille ou se battre à coup de corne en repensant à ma vie d’avant et je me souviens de cette révélation : « mais elles en ont rien à foutre, de leur apparence, elles. Ca n’a strictement aucune importance dans leur vie. Belladone, là, avec sa corne cassée, ses cicatrices et sa petite barbichette, elle en a vraiment rien à faire, de quoi elle a l’air. Et Topaz (…) n’est pas en train de s’insulter à cause de ses mamelles pendante, le pis gauche largement plus bas que le pis droit ».  

Et je me souviens je me suis dit : « peut être que je pourrais essayer moi aussi de devenir chèvre. Juste un petit peu. Laisser exister mon corps, sans me juger, sans me scruter, sans me regarder. Et l’écouter. Boire quand j’ai soif, manger quand j’ai faim, crier quand j’ai la rage. »

Je me suis aimée un peu plus, non pas parce que je trouvais mon corps beau, désirable, jolie, appétissant, mais juste parce que je comprenais un peu plus précisément que j’existais. Que je n’avais pas un corps, mais que ce corps, c’est moi. Que j’étais incarnée, donc vivante. Vivante et donc sujet. 

Après une année, je suis rentrée chez moi, j’ai remis mes talons, mon vernis à ongle. J’ai repris l’habitude d’être scrutée, commentée, harcelée dans la rue. J’ai recommencé à m’insulter de temps en temps quand je me croisais dans un miroir. À me sentir moche, inadéquate, insatisfaite. 

Mais il y a un truc qui a changé : c’est que, quand je voudrais être plus mince, plus belle, autrement, quand je me sens moche, pas comme il faut, quand j’ai peur de vieillir, de mes rides, de mes seins qui tombent, quand je me reprends à mépriser mon propre corps, bah parfois je croise mon regard dans le miroir et je fais…

« Meeeeh ».

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